Le mois dernier, j'ai eu l'opportunité de participer une nouvelle fois au Festival de Cannes. En tant que cinéphile, c'est l'occasion de découvrir de nombreux films en avant-première, et surtout de vivre collectivement le cinéma d'une manière inédite. Cependant, après trois années de red carpet, il est temps pour moi de poser un regard critique sur ce rendez-vous mythique du cinéma.
Les sélections parallèles: des mines d'or sous-cotées
Pour cette 76ème édition, j'ai fait mes meilleures découvertes dans les petites sélections, en marge des films en compétition officielle. Pour rappel: une partie des films projetés à Cannes est dite En compétition; les autres sont des films à paraître dans l'année, qui ne sont pas nominés pour recevoir la Palme d'Or, mais qui méritent tout autant notre attention. La projection de ces derniers s'organise en plusieurs sélections parallèles, parmi lesquelles je recommande en particulier Un certain regard, La Quinzaine des cinéastes et l'ACID (Association du Cinéma Indépendant pour sa diffusion). Ces catégories présentent des productions originales, souvent moins subventionnées et moins connues; on y fait parfois de belles rencontres cinématographiques. Quelques films m'ont particulièrement plu: La mer et ses vagues, de Liana et Renaud (ACID), premier long-métrage que j'ai vu après mon arrivée à Cannes. Portrait amoureux et poétique de la ville de Beyrouth, tout en symboles et en correspondances, ce film m'a beaucoup touché. Autre bijou de l'ACID: Etat limite, Nicolas Peduzzi. Ce documentaire suit le quotidien d'un psychiatre au sein d'un hôpital parisien, faisant de son mieux pour assurer le bien-être de ses patients, dans un contexte de casse des services de santé publique. J'ai été très ému par le dévouement de Jamal, sur qui repose tout le secteur psychiatrie de l'hôpital. Goodbye Julia, premier film très réussi de Mohamed Kordofani, fait également partie de mes coups de coeur cannois. Faisant partie de la sélection Un certain regard, il est une ode à la sororité comme rempart à l'ordre machiste. Enfin, comment ne pas citer Conann, l'ovni queer de la Quinzaine des cinéastes? Ce conte étrange et sanglant n'a cessé de me dérouter, ni de me séduire. Finalement, c'est cette partie de l'expérience cannoise que j'ai le plus appréciée: la découverte de nouveaux films, dont parfois j'ignore tout même au moment d'entrer dans la salle, et qui finalement me laissent un souvenir indélébile. (L'an dernier, le film qui m'a le plus marqué était De humani corporis fabrica, documentaire sur les opérations chirurgicales; il faisait également partie de la sélection Quinzaine des cinéastes).
Compétition: de bonnes surprises, et quelques ratés
Mon film préféré de tout le festival a été Anatomie d'une chute, de Justine Triet, que j'ai trouvé très intelligemment écrit et mis en scène. Visiblement, le jury du Festival a également été de cet avis, puisqu'il lui a décerné la palme d'or. Hormis cette belle découverte, le reste des films en compétition que j'ai pu voir m'a globalement déçu: Acide, de Just Philippot, n'était pas terrible (Guillaume Canet en CGTiste violent fracassant un CRS dès l'ouverture, ça n'augurait pas grand-chose de bon pour la suite). Club Zero partait en revanche d'une idée intéressante: une prof de nutrition dont les cours finissent par devenir des réunions sectaires. Ses enseignements se résument à imposer aux élèves, au nom de "l'alimentation consciente", un régime drastique -- jusqu'à former le "Club Zero", où il s'agit de ne plus manger du tout. Si le film entend ainsi dénoncer les dangers de la diet culture, la réalisatrice Jessica Hausner a poussé l'écœurement un peu loin à mes yeux, sans que ça ne serve son propos (la scène où l'une des adolescentes mange son propre vomi, on aurait pu s'en passer, par exemple). N'étant resté que cinq jours sur le festival, je n'ai cependant pas eu l'occasion de tout voir: Asteroid City et Monster, derniers nés de réalisateurs bien connus du Festival (Wes Anderson et Kore-eda Hirokazu), sont des films pour lesquels je nourris de grands espoirs.
"Tapis rouge, colère noire": le festival de Cannes complice des violences sexistes
Difficile de passer à côté du tollé qu'a provoqué l'apparition de Johnny Depp sur le tapis rouge, notamment auprès des militant.es féministes. Reconnu coupable de violences conjugales sur son ex-compagne Amber Heard et de diffamation, l'acteur a pourtant reçu un triomphe au moment de la montée des marches -- malaise. Un choix de casting discutable, mais hélas pas étonnant de la part de Maïwenn, qui avait affirmé son antiféminisme et défendu Roman Polanski dans les colonnes de Paris Match en 2020. J'ai donc évidemment boycotté les projections Jeanne du Barry. Je ne condamne évidemment pas les personnes qui ont été le voir, ou qui l'ont apprécié, mais le symbole politique que constitue la présence de Johnny Depp sur le tapis rouge. Quand on sait que Thierry Frémaux, le directeur du festival de Cannes, a lui-même affirmé publiquement qu'il "se fou[tait] un peu" de l'affaire, cela n'est pas vraiment surprenant... C'est dans ce contexte que le collectif féministe "Tapis Rouge, Colère Noire" s'est emparé de la croisette en réalisant des collages dénonçant la complaisance du milieu. Le Festival de Cannes promeut en effet un féminisme de surface: la "Quinzaine des réalisateurs" devenue "Quinzaine des cinéastes" cette année en est un exemple; si l'effort d'inclusivité est louable, on peut cependant regretter que celle-ci ne s'applique qu'au langage. En effet, si l'on se réjouit de la victoire de Justine Triet, il faut rappeler qu'elle n'est que la troisième femme à avoir remporté la palme (après Jane Campion et Julia Ducournau), en 76 ans de festival... J'ai donc d'autant plus apprécié les films qui mettaient à l'honneur des figures féminines fortes et complexes, telles Conann ou encore Sandra dans Anatomie d'une chute. J'ai aussi été agréablement surpris de voir l'acteur.ice Christa Theret évoquer sa non-binarité devant le public cannois, et la façon dont iel avait intégré cette identité à son personnage. Bilan: les lignes bougent, mais trop lentement encore.
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