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"Dancer in the Dark" de Lars von Trier: voyage au bout de l'enfer

Ce mois-ci, les cinémas parisiens organisent une rétrospective Lars von Trier. L'occasion de (re)découvrir ses films, et tout particulièrement Dancer in the Dark, qui lui a valu la Palme d'or en 2000. Dans un drame à la forme hybride, le réalisateur danois se distingue par l'implacable cruauté de sa mise en scène, quitte à supplicier son spectateur.

Portrait d'une martyre

Dernier volet de la trilogie " Coeur d'or" du réalisateur, Dancer in the Dark retrace le parcours de Selma, immigrée tchécoslovaque dans une bourgade américaine. Comme les deux précédents opus, Breaking the Waves et The Idiots, le film met en scène une héroïne naïve et innocente vouée au sacrifice. Cette logique atteint son paroxysme ici: Selma, ouvrière à l'usine, est atteinte d'une maladie oculaire dégénérative, et épargne chaque dollar pour payer une opération à son fils Gene afin qu'il ne perde pas la vue. Tout bascule lorsqu'un soir, Bill, propriétaire de la caravane où vit Selma, vole les économies de la jeune femme. S'ensuit alors une série d'événements désastreux, au cours desquels cette dernière est la cible d'injustices révoltantes. Sans cesse reléguée à son statut de malvoyante ou d'immigrée, cette héroïne candide touche par son imperturbable détermination à sauver la vue de son fils. Indubitablement, Selma, ainsi que ses deux touchants alliés, Jeff (Peter Stormare) et Kathy (Catherine Deneuve), incarne la bonté aveugle, face à la méchanceté et à la cruauté humaines. Dancer in the Dark est ainsi construit sur un manichéisme assumé, qui renforce le caractère déchirant du destin de Selma. La performance spectaculaire de Björk tient une place importante dans cette réussite; elle remporte par ailleurs le prix d'interprétation féminine à Cannes cette année-là -- un succès au goût amer quand on sait quel a été son calvaire sur le tournage.


Chanter, pour oublier ses peines

Bien que ce soit l'une de ses forces, Dancer in the Dark ne saurait cependant se réduire à son caractère tragique. L'originalité du film tient aussi à un ancrage générique audacieux: Lars von Trier y combine habilement drame psychologique sombre et comédie musicale enjouée. Les séquences anxiogènes et violentes alternent avec des passages musicaux plus légers, illuminés par la voix mélodieuse de Björk. Prolongement des rêveries de Selma, les chansons transfigurent la réalité cruelle pour la rendre plus supportable: l'usine, le tribunal ou la cellule de prison et leur personnel sont investis par la danse et la musique, les rendant ainsi moins angoissants. Ces séquences ont une fonction analogue pour le spectateur: elles constituent pour lui un répit bienvenu, quoique de courte durée, entre deux scènes déchirantes. Le traitement plastique n'est d'ailleurs pas le même entre séquences narratives et passages chantés. Les couleurs et l'éclairage sont plus vifs lors des chansons, et le réalisateur y privilégie un cadrage en caméra fixe: ces séquences apportent au film quelques notes d'espoir, ainsi qu'à Selma, dont les comédies musicales sont le seul réconfort.


A bout de souffle

Lars von Trier ne lésine pas sur l'horreur tout au long du film pour consacrer Selma en véritable martyre, notamment avec une scène finale quasi-insoutenable. Dancer in the Dark fait triompher le Mal, alimentant ainsi une vision pessimiste de l'humanité bien connue du réalisateur, qu'il développe notamment dans ses œuvres postérieures comme Antichrist (2009) ou Melancholia (2011). Ce regard se traduit à l'image par des décors à la sobriété austère, mais aussi par un cadrage particulier. Le recours à la caméra à l'épaule dans la plupart des séquences narratives rapproche le film d'une esthétique amateur, et lui confère un réalisme cru. Code hérité du Dogme 95, manifeste co-écrit par Lars von Trier, ce procédé donne lieu à des zooms et des plans serrés sur les visages, qui rend sensible la tension contenue dans les séquences. Bien que le film suive certains prétextes du Dogme, il s'en écarte aussi à d'autres égards: un dispositif filmique impressionnant est déployé par le réalisateur pour filmer les séquences simultanément sous différents angles. En résulte un montage parfois saccadé, où ces points de vue successifs s'enchaînent rapidement, enfermant littéralement à l'écran le personnage de Selma -- certains plans en plongée rappellent d'ailleurs parfois les images de caméra de surveillance. L'atmosphère du film en devient parfois presque irrespirable: les intermèdes musicaux ne suffisent pas toujours à faire avaler l'horreur du reste du film, qui va croissante jusqu'à la séquence de fin. Certaines scènes sont de véritables calvaires, moins à cause de la représentation d'une violence graphique que d'une injustice insoutenable. Ce film clivant a de quoi ébranler: on en ressortira écoeuré.e, ému.e ou déchiré.e, mais certainement pas indifférent.e.

 

Note: 4/5


Fiche technique -- Dancer in the Dark


Réalisateur Lars von Trier

Avec Björk, Catherine Deneuve, David Morse, Joel Grey

Musique de Björk

Pays Danemark

Durée 2h19

Année de production 2000


Bande-annonce:



Chimères

© Chimères, 2023.

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